Une grande farce grotesque
Dans un pays imaginaire, « situé au-delà de l’océan », le général Téréso Arango a pris le pouvoir après plus de dix ans de guerres civiles. C’est un homme simple, issu du peuple, dont il partage les goûts rustiques et qui ne se montre jamais parmi la société aristocratique. La duchesse Gorina, une madame de Merteuil de carnaval, symbole de l’ancienne noblesse du pays que le général juge corrompue et vénale — une classe en pleine déliquescence —, va intriguer pour faire sortir de sa tanière le sauvage général, et faire en sorte qu’il accepte l’invitation à son bal masqué. L’appât sera une femme, bien entendu, Fausta Gomez, que le général tente d’approcher en vain, depuis des mois.
Mais, nous sommes en dictature, et comme dans toute dictature qui se respecte, celui qui réellement gouverne le pays est le chef de la police, chargé des basses œuvres. Toutefois, Cinco, tel est le nom de ce chef, est conscient que dans un pays apaisé et bien tenu en mains, son utilité apparaît de moins en moins évidente. « Téréso ne s’était pas encore débarrassé de son chef de la police, uniquement parce qu’il se rendait compte que tout l’odieux de son gouvernement, si toutefois il en restait encore, retombait sur Cinco et le laissait lui-même intact. » Cinco va alors organiser un simulacre d’attentat et prévenir le général de la connaissance qu’il a du complot prévu lors du bal de la duchesse. Il essayera faussement de dissuader le général de se rendre à la réception, sachant jouer avec l’orgueil de celui-ci que l’éventualité de défier la mort a toujours excité.
Alberto Moravia nous convie à une grande farce grotesque dans laquelle les personnages sont peints à la brosse et au couteau. Nous assistons à une comédie mise en scène par la Commedia del Arte où chaque protagoniste avance couvert. L’écrivain n’y va pas par quatre chemins pour peindre le ridicule de tous tellement habitués à avancer à couvert qu’ils ne savent parfois plus quel masque ils portent. La dictature, nous dit Moravia est le règne du mensonge et la vérité même quand elle est dite ne peut être entendue ou ne peut donner lieu qu’à de fausses interprétations. (A contrario, on connaît l’exigence de transparence, parfois exagérée, qui règne en démocratie). Tout le monde joue mais personne ne semble vraiment s’amuser. Le plaisir sexuel est lui-même frelaté, il ne s’épanouit que dans des situations d’avilissement, dans le sordide. Les dames de la noblesse jouissent quand elles sentent que le rôle qu’elle joue dans le but d’être méprisés par leurs amants est pris au sérieux. Elles n’ont jamais autant de plaisir que lorsqu’elles sont rouées de coups par des domestiques brutaux, beaucoup moins naïfs qu’elles le croient, qui se permettent des scènes de jalousie que devrait leur interdire leur rang. Quand une femme se donne, c’est une marionnette d’elle-même qu’elle manipule devant le désir de son amant. L’idéaliste et l’amoureux sincères ne peuvent que se perdre au milieu de cette farce. Ils ne sont que de pauvres pantins candides dont on se débarrasse quand ils ne divertissent plus.
Mais, à ce jeu-là, certains sont plus habiles que d’autres. Et la farce se terminera en tragédie. Moravia nous rappelle qu’une dictature est mariée à la mort. Son grotesque n’est pas que pathétique car il débouche sur une issue fatale pour des êtres entraînés bien malgré eux dans le quadrille des masques, danse funèbre.
Le plus étonnant est l’indulgence dont l’écrivain fait preuve envers le général dictateur de son roman. C’est un brave soldat qui a donné de sa personne — il a perdu un bras – pendant la guerre civile. Il est plus spectateur qu’acteur depuis que la guerre a pris fin. Faut-il voir ici, de la part de Moravia, un acte de complaisance envers Mussolini — le roman paraît en 1941— pour éviter les foudres de la censure – qu’il n’évitera pas ?
Peut-être faut-il y lire de la compassion pour les êtres prisonniers d’une dictature, d’une idéologie — il est impossible de ne pas voir dans ce roman une satire du fascisme — qui pose sa marque sur tous les domaines de la société et qui imprègne les rapports entre les hommes jusque dans le plus intime ?
Alberto Moravia, Le Quadrille des masques, traduit de l’Italien par Pierhal Armand et Viviana Pâques, Gallimard, « L’Imaginaire », mars 2005, 194 pages, 6 €