La Vingt-cinquième heure

« Tu es en plein dans la machine. Tu auras beau t’agiter et te remuer, tu ne pourras pas en sortir. La machine est sourde. Elle n’entend pas, ne voit pas, elle travaille. Elle travaille admirablement bien et arrive à une perfection que l’homme ne pourra jamais atteindre. »

Paru en 1949, le roman du Roumain Virgil Gheorghiu La 25e Heure raconte la destinée tragique de Iohann Moritz, un paysan transylvanien ballotté de camp en camp pendant une dizaine d’années (ca 1939-1949). Ce roman qui repose sur des faits historiques se veut d’abord une fiction philosophique. Au gré des nombreuses avanies et incompréhensions qu’il subit, Moritz devient la victime incrédule et impuissante d’un système où les individus ne sont plus considérés en tant que tels, mais ramenés à des catégories. Il est ainsi successivement pris pour un Juif par les fascistes roumains, pour un espion roumain par les Hongrois, pour un exemple d’aryanité pure par les SS et pour un nazi par les Américains, ce qui lui vaut de longues années de captivité et de souffrances. Désorienté, broyé, le héros s’avère tragiquement incapable de justifier de son identité et de ses actes d’homme.

Le principal compagnon d’infortune de Moritz, Trojan Koruga. est un écrivain originaire du même village et le fils du prêtre orthodoxe local. Également pourchassé et incarcéré, Koruga observe les diverses situations kafkaïennes que lui et ses semblables sont amenés à affronter sous le joug des totalitarismes, nazi ou soviétique, avec un pessimisme aiguisé. Ces expériences s’inscrivent en effet dans sa théorie du devenir de l’Homme. Koruga décrit celui-ci dans un roman qu’il présente comme le livre de « l’épilogue de l’homme », La 25e Heure, celle « où toute tentative de sauvetage devient inutile ».

Dans un long développement consacré à ce qu’il nomme les « esclaves techniques » (appareils, machines, automatismes), l’écrivain explique que leur supériorité numérique est écrasante et qu’ils « tiennent en main les points cardinaux de l’organisation de la société contemporaine ». L’Homme, qui en est devenu dépendant dans son quotidien, se retrouve face à un danger existentiel. En effet, « dans le cadre de cette société, (les esclaves techniques) agissent selon selon leurs lois propres, différentes de celles des humains », comme « l’automatisme, l’uniformité et l’anonymat », et déteignent sur l’habitus humain. « Ainsi, peu à peu, sans même nous en rendre compte, nous renonçons à nos qualités humaines, à nos lois propres. Nous nous déshumanisons, nous adoptons le style de vie de nos esclaves techniques. Le premier symptôme de cette déshumanisation, c’est le mépris de l’être humain. La société contemporaine (…) est une société créée selon des lois mécaniques et non humaines. Et c’est là que commence le drame ».

Ce drame, que Iohann Moritz éprouve dans sa chair, est celui d’une humanité perdue, d’un univers absurde où l’individu, broyé par l’Administration, en l’espèce celle des camps, n’existe plus. Prétendant défendre son innocence, Moritz se heurte à un système impitoyable, reposant sur la catégorisation et la répression. Le prisonnier est « pareil à un fil qui a été introduit dans le métier à tisser ». Toi, lui explique-t-on, « tu es en plein dans la machine. Tu auras beau t’agiter et te remuer, tu ne pourras pas en sortir. La machine est sourde. Elle n’entend pas, ne voit pas, elle travaille. Elle travaille admirablement bien et arrive à une perfection que l’homme ne pourra jamais atteindre ».

La 25e Heure est généralement considéré comme une dénonciation des totalitarismes, nazi et communiste. Sa cible va pourtant bien au-delà. Ces régimes, nous dit Gheorghiu, sont les avatars de la société technique occidentale, matrice de la bureaucratie toute-puissante et de la déshumanisation.

Le roman de Gheorghiu résonne bien entendu avec ce que la crise « sanitaire » nous révèle de la subordination de l’Homme. La société technique est devenue numérique, les applications « tracent » les individus, ramenés à des catégories (« statut » vaccinal), contrôlés à l’aide de QR codes, sommés d’obéir aux règles, même et surtout les plus absurdes. La plupart de nos contemporains, auxiliaires du pouvoir et de la Machine, « jouent le jeu ». Les récalcitrants sont désignés, ostracisés, persécutés. L’identité numérique s’impose peu à peu.

N’assiste-t-on pas à la représentation du « Ballet mécanique » prophétisé par l’écrivain Koruga à la fin du roman ? Ce sera, écrit-il, « un spectacle sans hommes. La scène ne sera peuplée que de Robots, de Machines et de Citoyens sans visage » (masqués !)… Au désespoir radical de Gheorhiu, que nous reste-t-il à opposer, sinon notre qualité, fragile et tragique, d’être humain ?

Virgil Gheorghiu, La 25e heure, Edition Pocket, janvier 2006, 448 pages, 7,60 €.

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