« Une société sans sujets, sans conflit ni diversité »

L’histoire n'a aucune utilité si elle n'agit pas comme un contre-pouvoir, un outil pour démystifier le présent et le rendre accessible à l’action humaine. En situant le présent dans un contexte historique, l’histoire empêche le « discours autorisé » de le figer en fatalité, en nécessité incontestable. Cette vision rend à l’histoire un rôle subversif et émancipateur, car elle rappelle que le présent n’est pas un état de fait immuable, mais le produit d’un ensemble de choix et de circonstances. Ce savoir historique devient alors « immédiatement politique », car il rend à chacun la liberté de questionner, de délibérer, de se sentir acteur dans le cours des événements.

Lire permet de faire des rencontres exceptionnelles

Qu’est ce qui fait qu’un livre de philosophie vous parle subitement ? Il faut déjà parvenir à le comprendre, me direz-vous. Comprendre, c’est littéralement prendre avec soi, faire siens le livre et les idées qu’il contient. Un livre qui vous touche est un livre qui parle de vous, du monde tel que vous le voyez et qui va plus loin encore que vous n’auriez osé le faire. Lorsque l’on pense seul, si on repousse trop loin les limites qui nous séparent du commun des mortels, si on se marginalise à l’excès, la folie guette. Il n’est pas possible que je sois le seul à pressentir, voir et sentir de telles choses. La solitude rend fou ! Le dialogue sauve. Et lire permet de faire des rencontres exceptionnelles. Quand je passe à la fiction, si je me laisse happer par un récit, c’est lorsque l’auteur y montre son âme ou y dévoile l’âme du monde (ou son absence), lorsque ce dévoilement m’aide à vivre les yeux grands ouverts au milieu de mes contemporains. La lecture ne fut pour moi que rarement distraction. Elle ne l’est plus du tout. Quand un livre me distrait, il me distrait de lui !

La Société intégrale de Cédric Lagandré m’a sauvé de la folie

La Société intégrale de Cédric Lagandré m’a ramené à la réalité du monde et m’a sauvé de la folie pendant la crise du Covid. Je ne suis pas philosophe, et si je m’aventure dans le domaine des concepts, c’est uniquement dans le champ de de la philosophie politique. J’ai besoin de cette caution « contemplative »… pour agir ! Je ne crois pas à une ontologie humaine, à une nature humaine. Je doute beaucoup de la notion d’universel. Miguel Torga a écrit : « L’universel, c’est le local moins les murs ». Mais les murs quand on les abat écrasent les habitants qui vivent à l’intérieur de l’enceinte. L’universel, c’est un seul dieu, un dieu omniscient, omniprésent, pour tous, c’est un gouvernement mondial qui vous emprisonne dans votre plus petit dénominateur commun, c’est l’ingénierie sociale qui cherche à manipuler vos instincts primaires, c’est Bill Gates qui veut le même vaccin pour tous, c’est la dite intelligence artificielle qui réduit l’être humain à une série d’inputs et d’outputs. L’universel, c’est la machine qui remplace l’artisan, c’est l’outil standardisé qui remplace la main, cette main de l’un qui n’est pas la main de l’autre, cette main qui rend le monde préhensile, compréhensible, cette main qui précède, suit ou souligne la parole, main qui est la parole des sourds et muets. On lit l’avenir dans les lignes de la main. Le mendiant tend la main. C’est la langue qui vit dans la main, la main est une langue vivante. S’il y a quelque chose de proprement humain, c’est la main et ses empreintes digitales uniques qui ne servent pas uniquement à désigner le coupable. Si on attache les mains de celui qu’on interroge, qu’on passe à la question, qu’on arrête, qu’on emprisonne, qu’on a condamné, c’est pour l’empêcher de parler. « La main à plume vaut la main à charrue. – Quel siècle à mains ! – Je n’aurai jamais ma main. » se désole Rimbaud dans Mauvais sang. Ne pas avoir de mains, c’est ne pas participer au monde. On a tous besoin de trouver sa main. De trouver l’autre main, celle que l’on serre, celle qui nous accompagne. Et l’idiot qui, dit-on, regarde le doigt quand le sage montre la lune a bien raison d’agir de la sorte : il faut connaître la main de celui qui montre avant de regarder ce qu’il montre.

Notre modernité construit sans nos mains un monde sans mains

Notre modernité construit sans nos mains un monde sans mains. Le Pouvoir a besoin d’hommes de mains. Le Pouvoir, c’est le poing, la main fermée qui n’est plus une main. Le Pouvoir se lave les mains de tout. La crise du Covid a été synonyme de fermeture des mains, des mains qu’il faut laver sans cesse : « Ils ont les mains propres mais ils n’ont pas de mains », Charles Péguy. Des mains qui ne se donnent plus pour se saluer, pour prouver qu’elles ne portent pas d’arme, mais qui entrechoquent des poings, comme le font des boxeurs juste avant le combat, quand ce n’était pas les coudes qui faisaient office de main. Faire de nous les complices du Pouvoir qui a du sang sur les mains jusqu’aux coudes !

Le Pouvoir n’a qu’un seul but : nous empêcher de nous émanciper. S’émanciper : XIVe siècle. Emprunté du latin juridique emancipare, « affranchir de l’autorité paternelle », dérivé de mancipare, « vendre », parce que l’émancipation résultait primitivement de trois ventes fictives ou mancipations. 1

Mancipation : Lat. mancipationem, de mancipare, dérivé de manceps, possesseur, acquéreur, qui est formé de manus, main, et capere, prendre.

S’émanciper, c’est donc prendre la main !

Le Pouvoir nous veut sans mains, incapables de préhension sur le monde. Planter une graine de ses mains, faire pousser un légume, c’est créer le monde. Mais on fournira des semences stériles. Et le citadin jouera aux jardiniers, comme Marie-Antoinette jouait à la bergère, dans les quelques mètres carrés des « jardins partagés » sous la surveillance d’associations nommées par le Pouvoir. Il veut tout manipuler lui-même, tout nous « donner » pour pouvoir tout reprendre.

« L’histoire ne sert à rien, ou plutôt ne sert qu’au pouvoir, si elle ne se donne pas pour tâche de relativiser le présent »

La Société intégrale, nous dit Cédric Lagandré, c’est ce moment où « Le pouvoir irrigue le tissu le plus intime de la société, le plus intime du langage, le plus intime du désir. Il procède par saturation : la pensée, le langage, le désir, il les devance, les prévient, les comble avant qu’ils se creusent, assumant l’entièreté du rapport de soi à soi ». Prévenir pour qu’il n’y ait plus d’événement, pour qu’il ne se passe rien sauf ce que le Pouvoir a prévu qu’il se passe. La période du Covid et le confinement furent un de ces moments de saturation. Il fallait qu’aucun moment de vie ne fût pas gorgé de Covid. Nous dégouttions de Covid, nous en étions gavés jusqu’à la gueule.

J’avais lu et relu plusieurs fois la Société intégrale depuis sa parution en 2009. Ses thèses vinrent me tarauder en plein premier confinement de 2020. Je le relus. Je mis à profit ce temps suspendu pour le passer au crible des circonstances. Le monde extérieur se révélait tel que je l’avais toujours vu dans sa négation de sa réalité avant le confinement. Le monde du confinement était pour moi la réalité du monde. Un monde où les places n’étaient plus des agoras, les rues ou les cafés n’étaient plus des lieux de discussion, d’échange de paroles mais uniquement des temples dédiés à la consommation. Le confinement ne faisait que souligner cette réalité. Il n’y avait plus d’êtres humains dans les rues, c’est-à-dire cet « animal politique » défini par Aristote. Son fantôme, cet être qui ne peut pas trouver la paix, cependant hantait les rues encore parfois. Le confinement, c’était l’équipe de GhostBusters qui avait aspiré jusqu’au dernier ectoplasme de politique. C’était le but.

Dès les premières lignes de son livre, Cédric Lagandré nous prévenait que : « L’histoire ne sert à rien, ou plutôt ne sert qu’au pouvoir, si elle ne se donne pas pour tâche de relativiser le présent, d’en démasquer la contingence, là où le discours autorisé s’efforce de le rendre nécessaire. Sans recul historique, la fatalité du présent décourage l’action humaine. La fatalité n’entre pas dans le champ proprement politique des choses sur lesquelles on a prise et dont on délibère. Aussi le savoir historique est-il immédiatement politique : l’histoire, entendue comme récit, sert à faire valoir le caractère historique du présent, c’est-à-dire son appartenance à l’histoire entendue comme processus. En montrant que le présent n’est pas tombé du ciel, mais qu’il est au contraire devenu, qu’il a surgi d’une multiplicité de causes, on le fait entrer dans le champ politique de la parole et de l’action, c’est-à-dire de la liberté humaine.

L’histoire n’a aucune utilité si elle n’agit pas comme un contre-pouvoir, un outil pour démystifier le présent et le rendre accessible à l’action humaine. En situant le présent dans un contexte historique, l’histoire empêche le « discours autorisé » de le figer en fatalité, en nécessité incontestable. Cette vision rend à l’histoire un rôle subversif et émancipateur, car elle rappelle que le présent n’est pas un état de fait immuable, mais le produit d’un ensemble de choix et de circonstances. Ce savoir historique devient alors « immédiatement politique », car il rend à chacun la liberté de questionner, de délibérer, de se sentir acteur dans le cours des événements.

La crise du Covid peut être interprétée à travers ce prisme. En la percevant comme une fatalité, on a pu décourager le débat et l’action collective, rendant les mesures « inévitables » et évinçant tout questionnement sur leur légitimité ou leur contexte historique, social, et politique. La pandémie, en devenant une sorte de « nécessité naturelle », a écarté le champ de la parole et de la délibération publique – un champ pourtant crucial en démocratie. Si l’histoire avait mis en lumière les précédentes crises sanitaires, les stratégies adoptées et les impacts de chaque approche, cela aurait permis de situer la crise dans un contexte de choix et non de nécessité absolue, ouvrant un espace pour une réponse humaine plus libre et moins contrainte par l’apparente fatalité.

L’histoire est une maladie honteuse pour les politiciens

L’histoire, bien loin d’être une simple chronique, doit continuellement éclairer les chemins du présent pour déjouer cette « fatalité » et rappeler que des alternatives existent toujours, même en temps de crise.

La Société intégrale est un livre qui réhabilite l’histoire. Cette histoire, sous prétexte qu’elle fut affreuse, avec laquelle les politiciens jouent les Tartufes en cachant les événements qu’ils ne sauraient voir et que personne ne devraient voir ; c’est-à-dire les prendre pour ce qu’ils sont. L’histoire est une maladie honteuse pour les politiciens, c’est la mère dont on dit qu’elle est morte pour ne pas parler de son internement en hôpital psychiatrique. Quand un politique nous invite à commémorer un événement qui met en cause ses prédécesseurs, c’est pour en cacher les causes profondes, pour dire : « Je ne suis pas de ceux-là qui furent à ma place. » Ainsi : Nous ne sommes pas quittes avec le nazisme, intitule Lagandré le premier chapitre de son livre. L’histoire doit servir à légitimer le pouvoir en place.

Les premières lignes du livre résonnaient en moi quand je rencontrai ceux que le Pouvoir nommait les complotistes. Beaucoup n’avaient pas eu besoin de l’Histoire pour en arriver là et ils faisaient de l’Histoire sans le savoir. Ils comprenaient que le Covid n’était pas « tombé du ciel » et que les mesures prises n’étaient pas « nécessaires ». Même « sans recul historique », ils ne croyaient pas à la « fatalité du présent » et ils trouvaient le courage d’agir.

Ce que nous pensions être la vérité semble avoir triomphé il y a quelques jours de l’autre côté de l’Atlantique. C’est une révolution pour moi de me féliciter de la victoire de Donald Trump. Il est celui par qui l’Histoire fait plus que montrer à nouveau le bout de son nez. Celui qui veut démontrer qu’il n’y a pas de fatalité malgré les références qu’il fait (avec Kennedy) à la Providence. Celui qui [montre] que le présent n’est pas tombé du ciel, mais qu’il est au contraire devenu, qu’il a surgi d’une multiplicité de causes, [et qui] le fait entrer dans le champ politique de la parole et de l’action, c’est-à-dire de la liberté humaine. » Liberté. La liberté n’est pas ce machin qui s’arrête là où commence celle des autres ; antienne que de lâches hostiles nous lançaient de loin quand nous défilions contre le pass sanitaire dans les rues de Saint-Germain-en-Laye. La liberté, c’est, à la base, la liberté chrétienne (catholique ou orthodoxe) qui affirme que nous avons le choix, toujours le choix entre le Bien et le Mal. Le problème est que le grand jeu du diable qui semblerait avoir gagné la partie dans nos contrées – j’affirme cela sans être croyant – est de nous faire prendre des vessies pour des lanternes, de créer des écrans de fumée derrière lesquels on a peine à distinguer le méchant du gentil. Le diable s’ingénie à diaboliser et il est difficile à reconnaître car il ne fait que mentir et se drape dans les oripeaux du Bien. Il faut dire qu’il lui suffit de se pencher car le monde dans lequel on vit, ce monde néo-libéral né du principe établi par Mandeville dans la Fable des Abeilles (1705) « les vices privés font la vertu publique », fait de la bonté, de la générosité, de la « décence commune » d’Orwell (Common decency) la pâture préférée de tous les petits cyniques qui pullulent depuis l’Élysée jusque dans les réunions de familles en passant par tous les corps constitués. Ce cynisme vulgaire a beaucoup plus à voir avec son étymologie (grec ancien κύων / kúōn, « chien ») qu’avec Diogène tant il est l’apanage de petits roquets, de clébards dociles qui aboient de loin au bout de leur chaîne et qui se permettent de se moquer du loup de la fable bien protégés derrière leurs barrières. L’aboiement, le cri le plus bête de toute l’espèce animale. En plein confinement, il m’aurait plu de me promener dans les rues avec une lanterne dans la main en proférant « Je cherche un homme ! Je cherche un homme ».

Je serais bien incapable de « résumer » et encore moins de discuter toutes les thèses du livre de Lagandré. Je ne suis pas philosophe. La quatrième de couverture le fera bien mieux que moi : « Nous partageons malgré nous avec les totalitarismes le rêve utopique d’une sociabilité pure, d’une société intégrale et sans histoire, dans les deux sens du terme. Jamais les sociétés ne se montrèrent moins violentes et plus dociles, et jamais pourtant la tranquillité, et la police qui la garantit, ne furent à ce point désirées. Le totalitarisme s’assignait pour but de produire un corps social intégral, parfaitement soudé, saturé de coutures, c’est-à-dire une société sans sujets, sans conflit ni diversité, immédiatement mobilisable dans son intégralité. Or, c’est à certains égards ce même but que la société de contrôle à laquelle nous consentons quotidiennement est tentée, en vertu de sa structure propre, de poursuivre. De quelle anormalité nous sommes-nous accommodés ? Quelle est la bizarrerie de notre normalité ? Quel sera l’inouï sous lequel les temps futurs, s’il y en a, percevront les temps actuels ? ».

A-t-on jamais parlé aussi bien du Covidisme ? Comprenez que cette crise ne sort pas de nulle part. Elle n’est pas rupture dans la continuité historique. Elle est un saut qualitatif, un antilogarithme. Un antilogarithme est l’inverse mathématique du logarithme. Il répond à la question : « Quel est le nombre d’origine qui, lorsqu’on applique un logarithme, donne un résultat spécifique ? » Interroger l’événement Covid, interrogation interdite par le pouvoir, c’est remonter à la source, trouver le présupposé du Pouvoir, sa vision de nous-mêmes, son souhait de faire de nous des entités prévisibles, des données statistiques que des logarithmes peuvent traiter. Il s’agissait pour le Pouvoir de tester la possibilité de créer cette « société sans sujets, sans conflit ni diversité, immédiatement mobilisable dans son intégralité ». Il est trop tôt pour savoir s’il y est parvenu.

Cédric Lagandré, La Société intégrale, Climats – Paru le 02/09/2009, 96 pages


1https://www.cnrtl.fr/definition/academie9/%C3%89manciper#:~:text=Emprunt%C3%A9%20du%20latin%20juridique%20emancipare,trois%20ventes%20fictives%20ou%20mancipations.

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