La fonction du témoignage en système totalitaire selon Ariane Bilheran
Philosophe, psychologue clinicienne et docteur en psychopathologie, spécialiste du totalitarisme, du harcèlement, de la manipulation perverse, on doit à Anne Bilheran de nombreux ouvrages parmi lesquels Le débat interdit, co-écrit avec Vincent Pavan (Guy Trédaniel, 2022), Chroniques du totalitarisme (Bookelis, 2022) ou encore Psychopathologie du totalitarisme (Guy Trédaniel, 2023). Signalons aussi, car ce n’est le moindre des mérites d’Ariane Bilheran qu’elle a été une pionnière dans la dénonciation de la sexualisation infantile et vient de publier sur le sujet, avec Régis Brunot, Le sexe n’est pas un jeu d’enfants (Guy Trédaniel, 2025).
Dans la continuité de la publication des témoignages sur l’enfermement du printemps 2020, il nous est apparu intéressant de mettre en perspective ces textes dans le cadre d’une approche plus théorique. Nous reprenons donc ici une analyse qu’Ariane Bilheran a livré en 2022 lors d’une interview sur le système totalitaire soulignant l’importance et la valeur de tels récits.
Pour retrouver l’intégralité de cette interview intitulée « La meilleure résistance au totalitarisme, c’est de nourrir l’âme humaine »:
Témoin : artisan de la mémoire
Le chapitre consacré au témoignage débute à 51’57.
Selon Ariane Bilheran, le témoin est « un passeur de vérité ». Il relate une expérience vécue, des faits, « un récit historique », qui ne concordent pas avec la version officielle du système. Pour combattre les contre-vérités que celle-ci renferme, il faut impérativement les désigner ou les « exposer » comme on le dit parfois désormais (de l’anglais « to expose »). Ajoutons que si l’expression sur les réseaux sociaux est à ce point surveillée, censurée voire tout bonnement menacée de suppression, c’est qu’il s’agit bel et bien d’un espace privilégié pour développer ce contre-discours démystificateur.
La fonction du témoignage telle que nous la présente l’auteur de Psychopathologie du totalitarisme, est donc de dévoiler ce que l’idéologie dont use le totalitarisme, cherche à dissimuler, à travestir. Autrement dit, le rôle du témoin va être de ramener de la vérité « dans ce monstre totalitaire qui fonctionne au mensonge ». Il s’agit là d’une tâche difficile et ingrate car l’instrumentalisation des médias de masse, et en premier lieu des images, au service du récit totalitaire s’avère une arme redoutable. Rappelons-nous, par exemple, la portée des discours catastrophistes univoques des médias mainstream et des images-choc lors de la pandémie.
En outre, le témoin est aux yeux d’Ariane Bilheran « un passeur d’humanité » en ce qu’il relate et relaie la souffrance d’autres personnes confrontées à la maltraitance du système totalitaire, comme cela a pu être le cas avec les personnels suspendus plus de 600 jours sans revenus (une cause sur laquelle elle revient régulièrement). Citant Stefan Zweig à l’appui de son propos (« nous ne reconnaîtrons jamais la validité d’une réduction de nos droits fondamentaux, même dans la plus extrême impuissance et détresse »), elle considère que le témoignage s’inscrit ainsi dans une tradition humaniste « qui consiste à refuser qu’il existe des personnes indésirables dans une société »[1].
Ariane Bilheran, figure courageuse et inspirante, en donne elle-même un formidable exemple. Mais chacun peut, à son échelle, s’instituer passeur de vérité et d’humanité en témoignant face au totalitarisme.
[1] Il est à noter que le terme « indésirables », devenu rare mais dont l’acception imprègne toujours les mentalités, fut largement utilisé par les autorités, l’administration et la presse françaises entre la fin du XIXe siècle et 1945, donc d’abord sous la IIIe République puis à l’époque de Vichy…