Le Jeune homme et la mort – chapitres 4,5 et 6

Il avait cherché la vraie vie pendant toutes ces années. L'amour, la communion avec d'autres êtres. L'amour. Cette chose presque inconnue de lui, qui était même moins qu'un nom jusqu'à ce qu'il ait dix ou onze ans.

4

Des souvenirs, encore des souvenirs… Peut-être était-ce à cause de ce souvenir que Joubert se trouvait là aujourd’hui ? Il l’aurait nié, il se serait senti à nouveau humilié si quelqu’un avait osé avancer cette théorie devant lui. Pourquoi chercherait-il une raison ? Expliquer, c’était accepter, se résigner. Alléguer des origines psychologiques à sa haine était dégoûtant. Ces pseudo-sciences pour bonnes femmes, nées au XXe siècle de leurs névroses sexuelles, de leur ennui existentiel, ne recevaient que son mépris. Leur ennui de bourgeoises qui n’ont même plus une maison à tenir, une tripotée d’enfants à élever. L’oisiveté, leur vice. Parler ! Parler ! Parler ! Des thérapies pour commères qui n’ont pas à aller gagner leur croûte. Oui, toute une clique de bourgeois oisifs qui pouvaient se permettre de perdre leur temps allongés sur un divan. Un divan ! Joubert se demanda si quelqu’un avait pris le temps de se pencher sérieusement sur la signification de ce meuble. Une méridienne, fauteuil pour dame désœuvrée, réservée à un usage solitaire, dans lequel les peintres néo-classiques se sont complu à peindre la bourgeoisie d’Empire. Le divan, c’est le symbole du triomphe de la bourgeoisie. Je me prélasse, moi la bourgeoise, pendant que tu trimes, toi la populace. C’était ça la psychanalyse, pensait Joubert, un moyen pour ces salopes de se soulager de leur mauvaise conscience – comme on se soulage les intestins, la logorrhée à la place de la diarrhée – d’oublier qu’elles avaient épousé d’immondes salauds qui prospéraient sur le dos des prolos, leurs esclaves. La psychanalyse remplaçait le lavement. Joubert rit de sa démesure, de sa grossièreté. Mais ses exagérations lui paraissaient tellement justes.

Il allait vite, Joubert. Il était peu adepte des grands développements. Il hâtait la conclusion. Il n’était pas sur terre pour interpréter le monde mais pour le changer. Joubert serra avec force le pistolet qui se trouvait dans sa poche.

« Face à tout, à tout cela, un colt, promesse de soleil levant. » récita-t-il à voix basse comme d’autres disent le credo.

Il avait compris que le mensonge régnait dans ce monde. Toute l’éducation qu’il avait reçue n’était qu’une affabulation. Parents, professeurs, donneurs de leçons et de morale en tout genre, tous charlatans, escrocs. Des curés modernes qui parlent de ce qu’ils n’ont jamais vu : l’honnêteté, la fidélité, la gratitude, la bienséance. Des valeurs pour moutons bêlant qui se feront manger et remanger par les loups toute leur vie.

Le jour où Joubert cessa d’être poli, de dire bonjour, le jour où il n’attendit plus sagement son tour, où il ne céda plus le trottoir à la femme enceinte, le jour où il ne proposa plus sa place à la vieille dame dans le bus, il ne lui arriva rien de fâcheux. La boulangère lui rendait quand même sa monnaie, c’était l’autre, celui qu’il croisait, qui marchait dorénavant dans la crotte de chien et le bus l’emmenait toujours à destination.

Le monde était devenu de plus en plus lâche. Un monde de cotisants et d’endettés. Ses parents l’avaient élevé dans l’humilité, la discrétion. Et c’étaient les m’a-tu-vu et les grossiers qui se faisaient une place au soleil. Reste à la place qu’on t’a assigné ! Regarde ton sceau de naissance ! A quoi veux-tu prétendre ? Veux-tu vivre de nouvelles humiliations? Si c’est le cas, viens alors te frotter à notre monde, tu vas être bien reçu. Un monde très ouvert, ouvert comme une grande gueule de monstre qui n’attend que ça, du petit poisson dans ton genre qu’il va bouffer tout cru à l’apéro.

Retourne d’où tu viens ou va voir ailleurs Joubert si tu ne veux pas finir dévoré. Le jeune homme comprenait peut-être en cet instant qu’il s’était donné à l’appétit du monstre. Tant de questions. Un début de lucidité. Sa vive intelligence allait l’emporter – qui sait ?- sur son aveugle obstination.

Joubert avait refusé de grandir. Depuis tout ce temps, il avait nourri et entretenu dans sa peur le petit garçon effrayé par la mort, humilié par un monde inconnu et inquiétant, abandonné par Dieu, par tous les dieux.

5

Il avait cherché la vraie vie pendant toutes ces années. L’amour, la communion avec d’autres êtres. L’amour. Cette chose presque inconnue de lui, qui était même moins qu’un nom jusqu’à ce qu’il ait dix ou onze ans. Oui, l’amour aussi à dix ou onze ans. L’amour, la mort, fameux couple. Ces choses qui ne manquent pas tant qu’on n’en a pas suspecté l’existence, croit-on. Ce couple indispensable pour devenir un être humain, un vrai, un être rempli d’humanité.

Quelle chute quand on découvre par soi-même, incidemment, ce trésor qu’est l’amour, ce trésor dans lequel chacun peut puiser mais où beaucoup ne puisent pas. Et qu’importe si cette soudaine découverte est nimbée de mièvreries !

Le jeune garçon regardait très rarement la télévision, et encore moins souvent les programmes du soir…

Mais Joubert s’indigna contre lui-même. Un tel souvenir idiot, puéril, écœurant. Il fallait que cela s’arrête. C’était une mise en accusation de ses géniteurs. Ces pauvres gens condamnés à quatorze ans à prendre la musette, qui n’étaient pour leurs parents à eux qu’une bouche de plus à nourrir. Ils seraient aller le chercher où, l’amour ? Ils l’auraient rencontré où ? Et Joubert les envoyait sur le banc des accusés ! Il n’était pas assez fort, assez froid, assez fermé à la fausseté de ce monde. Incapable d’être implacable avec lui-même en premier. Sa sensiblerie héritée de son père – sa mère ne faisait pas de sentiment –, cette faiblesse le révulsait.

Il n’y tint plus et se leva de son banc, il piétina quelques fleurs du joli parterre. S’il se laissait aller, bientôt il aimerait ce lieu, cette ville et rêverait d’avoir eu des parents riches.

Mais, ce soir-là, s’il y avait eu un petit geste, rien qu’un infime signe de sa mère, de sa mère surtout, il eût été sauvé. Peut-être. Il ne pourrait jamais le savoir.

Ils étaient assis, avachis dans le canapé avec ses parents, ses frères étaient déjà au lit. Pourquoi avait-il décidé de regarder la télé ce soir-là ? Pour interrompre le cours de sa solitude crépusculaire ? Un téléfilm américain, très médiocre. Il le regardait distraitement. Il en avait tout oublié. Sauf cette scène. Cette scène dans laquelle parents et enfants d’une famille d’Américains moyens se lançaient des « je t’aime » à n’en plus finir. Cette scène qui venait après d’autres où l’on faisait assauts de tendresse entre géniteurs et rejetons. Nul besoin d’invoquer les arts majeurs, ni les dieux pour être embrasé par le besoin d’amour ! Joubert se retrouva englouti sous ces « je t’aime ». Il suffoquait. Il sentait monter en lui une gêne terrifiante, proche du malaise physique. Il se sentait mal pour lui, pour son père, pour sa mère. Il pensait que ses parents devaient trouver proprement dégoûtante, obscène cette débauche de « je t’aime ». Ce téléfilm était un acte d’accusation à l’encontre de ses parents. Le jeune garçon aurait voulu les entendre se défendre contre ce réquisitoire. Ces personnages de fictions – américains ! -, qui se permettent de désigner ses parents à la vindicte. Un pur lynchage. Il haïssait cet enfant, ce père et cette mère télévisés qui se permettaient de faire la leçon à sa famille. Étalage outrancier de sentiments. Hypocrisie. Bien évidemment qu’on ne se comportait pas ainsi, avec tant d’impudeur.

Il lança des œillades furtives et répétitives à ses parents. Rien chez eux ne cillait. Ils avaient le regard éteint ; ce qui se passait à la télévision ne les atteignait pas. « Du cinéma ». Du ridicule, de la comédie. Du divertissement. Rien n’était à prendre au sérieux qui ne leur disait pas comment boucler la fin du mois. Le jeune garçon ne pouvait cesser ses coups d’œil, des rapides allers-retours entre l’écran et leurs regards. De la consolation… Être rassuré… Un seul geste, un seul mot de son père, de sa mère surtout, l’aurait tiré de l’angoisse qui l’accablait. Rien. Qu’ils lui disent ou lui fassent comprendre : « Tout ça, c’est que des foutaises ». Mais, non, rien. Que son angoisse. Pourquoi ne se révoltaient-ils pas contre ces Américains qui venaient troubler le calme d’une famille française avec leurs « je t’aime » répugnants. Des Américains privilégiés et arrogants, à l’aise dans leur maison spacieuse, immense, qui s’invitaient dans une famille d’ouvriers français à l’étroit dans le salon de leur logement HLM d’une pauvre province française. Faites-les taire, suppliait Joubert en silence. Un appel à l’aide. Un effrayant sentiment d’insécurité. Son monde s’effondrait. Il n’y tint plus et se précipita dans sa chambre. Il parvint à peine à retenir ses larmes en montant l’escalier. Le petit garçon était abandonné, perdu au fond de son lit. C’était cette famille américaine qui détenait la vérité. Oui, il fallait se jeter des « je t’aime » à n’en plus finir, il en voulait des « je t’aime » à n’en plus finir, et des caresses et des accolades, se jeter dans les bras de sa mère. Pas dans les bras de sa mère. Mais, dans ceux de cette femme douce et tendre qui serrait fort son enfant à la télévision. Ses parents n’étaient pas des parents, ne seraient plus ses parents, les parents c’étaient ceux qui disaient « je t’aime ».

6

Pourquoi était-il arrivé si tôt ? Pour perdre son temps en jérémiades ! Comme s’il allait mourir, comme si c’était lui qui allait mourir ! Repasser en vue sa courte vie. Il n’avait pas eu le temps de vivre. Ah ! Ça, il ne le dirait pas. Et, ce n’est pas ce genre de sentence qui l’arrêterait. La vie n’avait pas eu le temps de le compromettre, il était trop jeune, trop impuissant pour avoir pu semer vraiment le mal. On ne trouverait pas chez lui la « largeur » d’esprit, la tolérance morale propre aux âmes viciées, ceux qui surnagent dans le cloaque. Joubert tenait sa réponse toute prête, sa sentence à lui, qui n’était pas de lui mais d’Adorno : « Celui qui n’est pas méchant, il ne vit pas dans la sérénité, mais dans une sorte particulière d’amertume et d’intransigeance pleines de pudeur ». Oui, avec lui-même, avec quiconque, même avec ses propres parents, pas de fausse compassion. « Glorifier les merveilleux « pauvres diables », cela revient à glorifier le merveilleux système qui fait d’eux ce qu’ils sont. »

Subir ! Passer sa vie à subir ! Être tombé là et se dire, on y est, on y reste. Pas un seul geste pour vous tirer de là, de nulle part, pas un geste. Des générations ! Depuis toujours ! De temps en temps, l’un croit s’échapper du clan des damnés et conjurer la malédiction. Il veut rompre l’atavisme, fuir la prison. Mais, pour aller où ?

Subir. C’était la loi. Ce n’était pas vivre. Si ! C’était leur vie ! Ce genre de vie dans laquelle vous découvriez la calamité d’une vie condamnée au travail, travailler pour survivre, être moins qu’une bête, juste de quoi se reproduire, verser du sang neuf à l’organe vivant de la calamité, et recomposer sa force de travail. Se contenter – on n’a pas le choix – de menus plaisirs frelatés, clés en mains. Le plus important quand on a les fers aux chevilles, c’est de ne pas se prendre pour un oiseau.

La plus belle réussite dans la famille, en ratissant large, c’était une petite cousine de Joubert devenue institutrice. Quel sens pouvait avoir le mot « réussir » pour Joubert ? Réussir c’était trouver une marge où il pourrait espérer s’épanouir. Les marges étaient étroites. On avait vite fait d’être recouvert par la marée du système ou de plonger dans le vide. Joubert vivait dans le monde d’avant quand la terre était plate, sur cette mince bande de sable que l’océan venait lécher, au bord du précipice dans lequel une vague un peu plus forte le pousserait.

Joubert était arrivé si tôt ce matin parce qu’il espérait peut-être un signe de la providence, une rencontre fortuite qui le sauverait. Une soudaine rémission du cancer de son âme rongée. Il existait quelque part un être qui l’éclairerait. Une vraie autorité qu’il pourrait reconnaître comme telle ; enfin écouter un de ses contemporains, quelqu’un qui parvienne à le démettre de la fatalité de sa naissance.

Il avait pris volontairement la mauvaise sortie de la gare, la sortie opposée à l’endroit où il devait se rendre. Depuis longtemps, il avait envie d’aller s’asseoir sur l’un de ces bancs posés sur la pelouse qui faisait face au lac. Pourquoi ne pas se jeter à l’eau comme on accepte l’ordalie ? L’hydrocution ou bien une claque au corps et à l’âme. La mort ou bien le baptême. Ou rien. Trempé, idiot, grelottant, couvert de vase. Ridicule. Il avait besoin de savoir Joubert, savoir s’il se baignait dans l’océan glauque, s’il marchait sur le sable brûlant ou s’il était en train de tomber au fond d’un gouffre noir et glacial. Où était-il ? Il était si tôt dans sa vie. Il ne pouvait pas être bien loin, il ne pouvait pas être si loin de tout et de tous, comme il avait le tort de le penser.

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