Le Jeune homme et la mort – chapitres, 25, 26 et 27

L'absolu. Le désir se permettait d'exiger que l'on réveillât le dragon, de croire que l'on pouvait chevaucher sur son souffle au-dessus du vide. Le désir, c'était déjà jouir, désirer vraiment c'était avoir déjà conquis, avoir ravi, posséder l'objet de son désir. Tu n'obtiendrais que ce que tu veux vraiment dans la vie, que ce que tu désires avec force, dans l'absence de doute. Avoir déjà ravi et ne jamais ravir vraiment. Il suffisait que l'objet de son désir se donnât, cela lui suffisait, l’objet de son désir se donne, alors pourquoi prendre ? Pourquoi apaiser le désir quand il s'agit de désirer sans fin ?

25

Combien de filles avait-il aimé à s’en rendre malade ? En vain. Il nourrissait son malheur aux mamelles de l’impossible. Sans jamais le sevrer. Pour Joubert, aimer devait être une extravagance, un défi hors d’atteinte. Le désir seul assouvissait sa passion pour la démesure. Toujours ver de terre qui tombait amoureux d’une étoile. Il vivait dans le fantasme. Le fantasme le faisait vivre au-delà de toute mesure. Il aurait voulu qu’on lui dise : « Aime-moi ! », et cela lui aurait suffi, qu’une fille l’autorise officiellement à l’aimer. « C’est lui qui m’aime, qui a le droit de m’aimer ! ». Simplement qu’elle reconnaisse la légitimité de son amour. Il ne demandait pas qu’on l’aime en retour. Il n’imaginait même pas qu’on puisse l’aimer, il ne savait pas ce que cela pouvait signifier, il n’y prêterait pas attention de toute manière. Il voulait que son amoureuse fût digne de son amour, qu’elle soit Guenièvre sans Roi Arthur, qu’il soit Lancelot sans Roi Arthur. Cette conception de l’amour, toute son imagination au sujet de l’amour s’était forgée dans son esprit durant le visionnage du film Excalibur de John Boorman. Il avait quatorze ans. L’été, les vacances sur la Côte d’Azur. Toutes les clés qui ouvraient le cœur et l’âme de Joubert se trouvaient dans ce film. C’est le jour où il vit ce film qu’il découvrit qu’il avait un cœur et une âme. Il était entré jeune garçon, presque enfant encore dans la salle de cinéma, il en était ressorti avec, en mains et au ventre, la révélation de la violence du désir, de sa force implacable et infaillible. Le désir, plus que l’amour encore, devait être une profession de foi, un sacerdoce, une puissance à laquelle il fallait se soumettre corps et âme. L’absolu. Le désir se permettait d’exiger que l’on réveillât le dragon, de croire que l’on pouvait chevaucher sur son souffle au-dessus du vide. Le désir, c’était déjà jouir, désirer vraiment c’était avoir déjà conquis, avoir ravi, posséder l’objet de son désir. Tu n’obtiendrais que ce que tu veux vraiment dans la vie, que ce que tu désires avec force, dans l’absence de doute. Avoir déjà ravi et ne jamais ravir vraiment. Il suffisait que l’objet de son désir se donnât, cela lui suffisait, l’objet de son désir se donne, alors pourquoi prendre ? Pourquoi apaiser le désir quand il s’agit de désirer sans fin ?

Il ne tombait pas amoureux pour ainsi dire. Il observait les jeunes filles de son entourage, il imaginait leur être à partir d’infimes détails récoltés, il les recréait, les créait à sa convenance, à l’image de la Reine de Brocéliande. Il fallait qu’il leur trouvât une qualité commune avec Guenièvre et, au besoin, il la fabriquait. C’était Guenièvre qu’il voulait et qu’il ne voulait pas, parce que c’était Lancelot qu’il voulait être et ne pas être, parce que c’était Arthur qu’il voulait être et ne pas être. Ou être Arthur et Lancelot à la fois. L’impossible.

Ainsi, il aimait comme un fou pendant quelques heures, trois jours, deux mois. Et, une parole, un rire, un simple regard de la jeune fille qui lui déplût suffisait à faire s’effondrer le frêle hologramme.

L’amour chez lui allait du désir à la souffrance. Le plaisir était fugace comme un feu d’artifice, extravagance, frasques. Espérance qui serait toujours déçue. L’amour était Phénix.

Il crut comprendre les femmes lors d’une pause au milieu d’un cours de philosophie. Plutôt, il arrêta son idée sur les femmes à partir de la discussion qu’il entendit dans laquelle deux jeunes filles de sa classe de terminale étaient impliquées. Ils venaient de passer deux heures à étudier le grand concept de la conscience. Joubert baignait dans sa réflexion, il était absorbé par l’immensité du problème, son esprit cherchait une vérité, une logique à mettre en place parmi l’abondance des possibles. Il attendait avec impatience l’intitulé du sujet sur lequel le professeur allait leur demander de travailler.

Murielle et Florence semblaient échanger des propos où se mêlaient indignation et résignation. Il le devinait à leurs grimaces. Il se rapprocha.

Tout a augmenté encore ! Tout augmente, disait Florence. C’est plus dur chaque jour. Quand je fais les courses avec ma mère, je vois bien qu’on en a moins dans le caddy pour le même argent chaque semaine qui passe. J’ai noté les prix…

Et subitement, voyant que le Joubert tendait l’oreille et s’était rapproché, elle l’interpella.

Tu vois, Vincent, avec ta gauche, c’est encore pire qu’avec la droite.

Joubert se mit tout de suite sur la défensive. Elle l’attaquait avec « sa gauche ». Pourquoi croyait-elle qu’il était de gauche ? Parce qu’il n’était pas de droite ?

Tu crois que le problème essentiel, c’est le prix du kilo de carottes ? Je m’en fous du prix du kilo de carottes !, répliqua-t-il en se voulant méchant et s’éloigna.
T’as pas une famille à nourrir ! C’est facile !, reprit Florence. Tu te crois au-dessus de ça ? Je voudrais t’y voir si c’est toi qui faisais les courses.

Ce n’était pas Excalibur brisée qui disparaissait sous l’eau, c’était Guenièvre qui se noyait. Elle avait perdu l’équilibre sur une pierre lisse du gué et gisait étourdie dans quelques centimètres d’eau. Lancelot, par orgueil, défiait toute une escouade de Chevalier pour un pont symbolique pendant que l’eau de la rivière emplissait lentement les poumons de la Dame.

Joubert fut un peu discret pendant la dernière heure du cours, d’autant plus que les deux filles occupaient les deux places derrière lui. Il pensait au prix du kilo de carottes. Il se sentait piteux parce qu’il aurait été incapable d’en donner le prix. Enfin, le professeur de philosophie le libéra de sa gêne alors qu’il était prêt à demander pardon à Florence. Il oublia Florence, le prix des carottes, sa goujaterie, son mépris et le pardon qu’il avait esquissé. Deux semaines pour rédiger quatre pages au moins – il en ferait au moins le triple – sur le sujet suivant : « Pense-t-on jamais seul ? ».

26

Joubert n’aurait pas dû vivre. Il était persuadé que chez lui l’instinct de survie était atrophié. A deux mois, il régurgitait tout le lait. Déshydratation sévère. Les médecins étaient pessimistes. Peut-être qu’il s’était accroché juste pour emmerder le monde qui s’était fait une raison, pour emmerder sa mère. Un emmerdeur, voilà ce qu’il était. Un empêcheur de tourner en rond. Cela le flattait d’avoir frôlé la mort, de manquer d’instinct vital, d’avoir été appelé par Dieu. Un appel trop timide. Les sorcières de la chimie lui avaient bouché les oreilles.

Regardez-moi ce corps maigre, rachitique, accablé d’un pectus excavatum, le dos voûté, la tête dans les épaules. Il détestait cette carcasse trop longue, trop fine, saillante qui, habillée de noire, lui donnait des allures de prêtre. Il trouvait que les traits de son visage manquait de virilité. Il aurait voulu avoir un peu la gueule bousillée, marquée par le combat, une tête de dur au cœur tendre. C’était important la gueule pour en imposer, surtout si on manquait de corps, de présence physique. L’aimant du nez cassé, de la cicatrice, des arcades sourcilières marquées par les coups. Un homme, encore jeune, qui a déjà vécu une vraie vie d’homme, qui est allé au charbon, en première ligne. Avoir un visage qu’on n’oublie pas. Faire peur aux femmes juste le nécessaire, la bête qui effraye et qui attire.

Non, chez lui c’était sa discrétion que l’on vantait, cette discrétion qui le dégoûtait. Sa timidité qui le clouait sur place, qui l’empêchait de sortir une phrase sans bafouiller quand il était capable d’émettre un son. L’angoisse l’étreignait quand il se trouvait au milieu d’un groupe. Il demeurait en marge. Son instinct grégaire s’était atrophié lui aussi. Il était dépourvu de tout attribut qui lui permettrait de trouver grâce et gratification au sein de la multitude. Le bonheur en société lui était interdit. Il en avait pris son parti.

Le jeune homme ne se sentait bien que dans le face à face, le dialogue. Là, où il pouvait vaincre, où il pouvait s’imposer même s’il n’aurait jamais avoué ce penchant à la domination. Il choisissait ses proies parmi des personnes qu’il pensait capable de lui donner du fil à retordre, qui seraient à même d’agiter son esprit, de mettre en mouvement sa machine à bons mots, d’exciter ses convictions et son désir de convaincre.

Il avait la naïveté de croire que le mensonge ne pouvait pas s’immiscer les yeux dans les yeux. L’interlocuteur pouvait esquiver, biaiser mais pas le tromper. Le dialogue était le seul moyen d’échange, de communion digne de ce nom. On ne rencontrait jamais un être que lorsqu’on le prenait à part, qu’on lui parlait en aparté, qu’on l’éloignait du groupe, quand on l’en l’extirpait. On pouvait danser en groupe, chanter en groupe, même baiser en groupe mais on ne pouvait pas parler en groupe.

Quand il était dans la confidence avec un individu, très vite il aimait celui qui lui faisait face. Joubert aimait particulièrement s’acoquiner avec un m’as-tu-vu, un hâbleur. Celui qui était ainsi pris au piège s’étonnait de faire aussi facilement des aveux, d’oser confier aussi facilement ses angoisses, ses troubles, ses béances. L’alcool y aidait car Joubert n’était pas le dernier quand il s’agissait de lever le coude. Chaque discussion, chaque tête-à-tête était un pas de plus vers la vérité de l’être humain, pensait le jeune homme.

Oui, Joubert était bien un curé. Il aimait recevoir à confesse. Mais, il était incapable de prendre la distance nécessaire, de vivre avec plus de détachement. Il était rare qu’il retrouvât l’individu qui s’était épanché auprès de lui, qu’il connut avec lui de nouveau une telle connivence. Il sondait trop l’âme et le cœur. C’était déplaisant, inquisiteur. Le confessé évitait jusqu’à son regard, le fuyait même ou prenait bien garde de ne pas se retrouver seul à seul avec Joubert. Le jeune homme n’aurait pas dû s’en offusquer, aurait dû s’empêcher alors de vouer le genre humain aux gémonies. N’avait-il pas lui-même été pris à son propre jeu quelques fois ? N’avait-il pas désiré être invisible quand il avait croisé le chemin d’un de ces êtres qui avaient pris le dessus sur lui, qui lui avaient fait avouer sa propre misère ?

27

Écrire… Non ! Écrire, c’était abandonner le combat. Un pis-aller. Interpréter le monde quand il faut le changer. Se donner à l’art, à la beauté… Mais, quelle définition rétrograde de l’art ! Qu’importe ! Ce n’est pas ce qui est en question. Venir après tant d’autres se répandre… Il fallait être bien désespéré, être complètement résigné. L’écriture, l’art : des préoccupations d’oisifs, de repus, de dilettante. Lire ! Ne pas lire. Illettré ou lettré, cela changeait quoi ? L’éducation ne servait qu’à mépriser ceux qui n’en avaient pas, à les écraser. S’éloigner du peuple, du caniveau d’où il venait Joubert. Un peuple qui sait lire et écrire, on peut le gaver de slogan, la propagande a prise. On peut lui faire croire qu’il sait, le flatter en lui faisant croire qu’il a son mot à dire, que son mot a quelque valeur. Immonde hypocrisie. Démocratie !

Écrire, c’était se retirer, rendre les armes. Les Belles Lettres ne pouvaient être qu’un refuge. Se retirer définitivement. Et, il en avait eu envie, Joubert. Il n’avait envie que de ça. S’il avait une arme dans sa poche à cette heure, c’est parce qu’il était encore un être collectif, parce qu’il essayait encore de trouver sa place dans le monde, d’y faire saillie.

L’art était l’alibi de l’humanité. On pouvait toujours écrire des poèmes comme on dansait sur les charniers. Le poète portait le fardeau de tous les péchés de l’humanité, ses vers absolvaient l’humanité, la sauvaient. Nelly Sachs, Juan Gelman et tant d’autres l’avaient fait. Alors, l’humanité n’avait pas besoin des vers de Joubert. Il aurait dû comprendre cela pour se libérer de sa lourdeur et oser braver la misère et l’horreur, la regarder dans les yeux.

Le Diable avait créé le monde ou du moins en avait-il pris les commandes ? Soit. Mais, faut-il se donner au Diable pour autant ? Se donner à la haine, au mensonge et à la cruauté. Célébrer la beauté, l’amour, l’espérance, la foi, revenait à rajouter du mensonge au mensonge, pensait Joubert. « Sur toute joie pour l’étrangler, j’ai fait le bon sourd de la bête féroce ». Il n’écrirait, Joubert, que s’il était capable d’ajouter une saison à Une saison en enfer. Mais… alors, il avait sauté une étape rimbaldienne et était passée sans trop attendre à la main armée. Pourtant, le cynisme ne lui allait pas. Ses vers sarcastiques le faisaient tomber dans le ridicule. Il essayait de piétiner son idéal de bonté inassouvi, sans y croire lui-même.

Il avait refusé tout net de se laisser aspirer par cette force venue d’il ne savait où. Force qui pouvait s’emparer de lui à tout moment et le pousser à célébrer la beauté, l’amour et l’espérance, autrement dit la foi. Toute cette beauté, tout cet amour, toute cette espérance l’écœuraient. La foi, cette ridicule illusion, où pouvait-il aller la chercher ?

S’il avait accompagné jusqu’au bout le mouvement de son inspiration, s’il avait vraiment voulu comprendre, il aurait découvert que son âme et son cœur vibraient grâce à cette foi profonde. Mais, il ne pouvait pas se soumettre à ce verdict. Ces vers qui louaient la beauté n’étaient que mièvreries et rêves éveillés. Il ne pouvait pas croire qu’il fut appelé, lui, le rejeton d’une lignée de quasi analphabètes.

Il était en lutte contre lui-même, contre cet être qu’il ne connaissait pas bien. En lutte contre une chimère, contre l’apparence qu’il s’était créé de lui-même. Cette faiblesse qu’il sentait en lui, cette gentillesse dont il se croyait accablé, il n’avait eu de cesse de la repousser, de s’en moquer, de la mépriser. Il fallait montrer les crocs.

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