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Joubert avait remarqué qu’en dehors du centre ville personne ne marchait au Vésinet. Le piéton était une présence insolite dans les rues. Il avait l’impression que les propriétaires des maisons dont il croisait le regard – l’un sortait en voiture ou les poubelles, l’autre allait relever son courrier – il avait la forte impression qu’ils le scrutaient, le dévisageaient avec beaucoup de méfiance et de mépris. Marcher sur ces trottoirs était incongru, suspect. Seul le pauvre ou le fugitif se servait de ses pieds. Au cours de ses nombreuses déambulations, il n’avait croisé que des adolescents pas encore en âge de conduire, et, une fois, une famille musulmane, la mère, le père et deux enfants, tous chargés de cabas et de caddies remplis. Joubert se sentait musulman, immigré ici, un étranger sur ces trottoirs.
Des rues sans vie, sans âme qui vive, une ville sans rue. On y marchait comme si le couvre-feu avait été promulgué, comme si on risquait à tout moment d’être interpellé par une patrouille, on s’y dépêchait. Sauf Joubert qui y errait sans but le plus souvent. Le pauvre ici se sentait encore plus pauvre. Il n’y venait pas car il aurait été saisi d’effroi devant le foisonnement des richesses. Comme l’était Joubert. Mais il ne savait pas Joubert, il ne pouvait pas imaginer que le pauvre fût résigné, qu’il pouvait venir profiter quelques heures des belles pelouses, de l’ombre autour du lac sans s’indigner de l’opulence qui l’entourait. Bien au contraire, il se réjouissait, le pauvre, de pouvoir profiter un peu de cette opulence, de pouvoir en profiter librement, gratuitement. La joie du pauvre qui pique-nique sur les pelouses bien entretenues en face du Palais Rose écœurait Joubert. C’est ça, la République, Joubert. Ce qui la fonde, ce qui la légitime. Que le pauvre puisse profiter de la beauté, de la haute culture, des arts et même de la richesse ! Même s’il ne s’en rendait pas compte. Parce qu’on ne se rendait plus compte. La République portait bien son nom. La chose publique. Elle rendait publique ce qui était auparavant réservé à la sphère privée de quelques privilégiés. Même ici, chez les plus riches, la République jouait son rôle !
Il crachait dans la soupe, Joubert. Et qu’en savait-il de ce que pouvait désirer le pauvre ? Sa morgue et son arrogance étaient filles du ressentiment. Tiraillement. Joubert était une déchirure. Il était écartelé entre un idéal ascétique et un profond désir de jouissance. Et quand on manque de souplesse, le grand écart est très douloureux. Il se voulait moine ou nabab, Diogène ou Alexandre. Diogène et Alexandre. Et, il n’était ni l’un, ni l’autre, et il savait pertinemment qu’il ne serait jamais ni l’un, ni l’autre et encore moins l’un et l’autre.
Il s’était enfermé derrière quelques abstractions car la vie quotidienne, triviale était un démenti répété à ses convictions. Convictions bien fragiles. Il suffisait parfois d’une phrase lue au détour d’un roman pour que le jeune homme – n’oublions pas que nous avons affaire à un jeune homme ! – remette tout en cause. Un jour, ce fut une phrase de Boris Vian : « Je ne souhaite pas le bonheur, je veux la bonté ». Il avait ressassé cette phrase qui avait fini par instiller le doute en lui. Puis, il s’était raidi, il y lisait la parole d’un homme faible, fragile, malade, doctes paroles de cul-béni, de petit-bourgeois qui fait l’aumône. Il s’était ensuite ingénié à dénigrer, à détruire toute l’œuvre de l’écrivain dans laquelle il ne voyait plus que niaiserie, jeux puérils, divertissement pour adolescents paumés.
Ce n’était qu’un exemple…
Personne ne donnerait raison à Joubert. Ni les riches, bien entendu, ni les pauvres, ni l’Histoire. Il était seul face à lui même, tournant le dos à tous. Il s’était expulsé de chez lui, de sa classe, désirant ce qu’il ne pourrait jamais s’offrir : une autre ascendance, une autre lignée, des lettres de noblesse. « Ce n’est pas pour moi », les pauvres l’avaient ancré en eux, cette phrase, mais sans avoir besoin de la prononcer, même à voix basse, même dans le silence de leur solitude. Joubert voulait offrir aux pauvres ce qu’ils ne pouvaient pas eux-mêmes désirer, ce dont ils se détournaient. Joubert ne pouvait être qu’un charlatan aux yeux des pauvres parce que ce qu’il voulait offrir, il ne le possédait pas. Un escroc, le jeune homme n’était rien moins qu’un escroc. Un escroc de l’Histoire.
11
Il avait trop traîné au Vésinet depuis des semaines. Il n’y traînait pas. Il y séjournait. Bien qu’hostile, cette ville lui était devenue familière. Il était obligé de se mentir à lui-même. Mais nous, nous savons qu’il ressentait de la joie à traverser le joli pont du lac des Ibis. Une joie qu’il était incapable de reconnaître ou bien qu’il étouffait dès qu’elle pointait son nez. « Sur toute joie pour l’étrangler, j’ai fait le bon sourd de la bête féroce ». Il cultivait ces mots de Rimbaud comme un retraité entretient ses géraniums. Il se croyait au-dessus des hommes parce qu’il n’avait que mépris pour les petits plaisirs que la vie peut offrir. Un dédain d’enfant gâté, c’est un comble ! Il cherchait la jouissance extrême, ultime, celle dont on ne revient pas, sans savoir que telle était sa quête. Il ne parvenait pas à s’intéresser aux divertissements du commun parce que simple et éphémère pas de côté dans un quotidien voué à la peine.
De lui-même, il vivait à l’écart des êtres humains sans savoir par où il pourrait se retirer complètement de cette communauté qu’on lui imposait. Là où résidait la vraie liberté. Il ne se sentait pas libre. Il vivait dans l’angoisse de cette solitude inhumaine. Il se croyait anachronique, arrivé trop tôt ou trop tard.
A cause des livres, tout cela ? Mais comment distinguer entre les causes et les conséquences ? Les livres l’avaient-ils mené à cette solitude ou bien avait-il trouvé dans les livres un remède à ce mal ? Les livres ne soignaient pas. Marc-Aurèle ou Pascal rendaient plus aigus l’impossibilité de prendre langue avec ses contemporains. Il dialoguait avec un empereur romain du IIe siècle, avec un génie encyclopédique du XVIIe. Mais, il était incapable de trouver un mot à dire à son voisin de palier. Et il n’était ni empereur, ni génie. Il aurait dû écouter sa mère qui lui avait dit qu’à son âge normalement, on avait d’autres occupations, au lieu de la provoquer en étalant sur la table de salon tous ces livres pour lesquels il avait fait cinquante kilomètres en train, tous ces livres aux titres illisibles, tous ces livres qu’elle prenait avec dégoût dans ses mains et qu’elle inspectait négligemment avant de s’exclamer : « Qu’est-ce que tu as acheté encore comme conneries ?! ». La lecture rendait myope comme le disait sa grand-mère, aveugle même, aveuglé, incapable de voir à portée de mains, à portée de cœur. Ils avaient tous raison. Même son professeur de français l’avait mis indirectement en garde contre Rimbaud. Une histoire qu’il avait rapportée, que Joubert avait crue vraie, un ami qui s’était suicidé à force de vivre avec Une saison en enfer dans la poche de sa veste. Ils avaient tous raison. Mais le jeune homme ne voyait rien d’autre. Il avait été appelé. C’était son destin.
12
Il avançait lentement dans l’Avenue du Grand Veneur. Il la voyait déjà cette propriété immense située à l’angle de la rue, tellement grande que, vue de l’extérieur, elle ne pouvait qu’alimenter les fantasmes. Belle, attirante, désirable. Une vie de rêve derrière ces murs, des murs au sein desquels le rêve pouvait respirer, se déployer.
Nudité ou faste. Moine ou nabab. C’est seulement ainsi que le jeune homme imaginait l’existence digne d’être vécue. Avoir tout ou n’avoir rien. Absolument tout ou absolument rien. Entre ces deux extrêmes, il ne voyait qu’une vie étriquée, médiocre, minable. Une vie de cave comme on le disait dans le vieux cinéma français. Tout, il voulait bien tout mais ne pas être un cave. Avec sa femme et ses deux gosses coincés dans les embouteillages le premier week-end d’août. Gratter chaque sou, calculer chaque sou, crever un peu à chaque sou qu’on dépense. Vivre quelques semaines par an quand la prime, le treizième mois est arrivé.
La vraie vie, c’était être totalement libéré des contingences matérielles, n’être entravé par aucune trivialité. La vie moderne était trop vulgaire. Tout était vulgaire. Ou alors s’offrir tout. Ou alors n’avoir besoin de rien, n’avoir rien.
C’est alors qu’il était à deux pas de la maison qu’il croisa ce jeune homme qui le troubla. Hébété, perdu, aux abois, il avait rarement vu une telle détresse dans un regard. Le jeune homme interpella Joubert avec tant de désespoir qu’il en ressentit une profonde compassion. Une immense tristesse s’empara de lui, le saisit au cœur et à la gorge. Pourquoi fit-il non de la tête à la demande d’aumône de cet être humain ? Il ne le savait pas. Il ne le saurait jamais. Il eut envie de pleurer. Son indifférence l’écœurait. Et, il voulait changer le monde ? Sans écouter son cœur ? Ce cœur qu’il était incapable d’écouter. Son âme ne pourrait pas oublier ce geste simple qu’il avait été incapable de faire. S’arrêter et écouter ce jeune homme perdu, l’extirper de sa solitude. Ce n’était pas grand-chose tout de même. Il trouva vite une justification à son mépris. Joubert ne voulait donner aucun espoir aux êtres humains, il ne voulait pas être un alibi pour l’humanité, il ne voulait pas racheter toute la cruauté, toute la saloperie des hommes à si peu de frais. Il ne voulait pas que l’homme puisse croire qu’il pouvait sauver l’homme, qu’il puisse croire qu’il y avait de quoi espérer en l’homme. Il ne serait pas bon, pas généreux. Il ne voulait plus l’être. C’était faiblesse et échec. L’homme n’était ni bon, ni généreux. Il ne voulait pas sauver les hommes, c’était trop tard.
Oui ! Oh oui ! Que la douleur de ce jeune homme était poignante. Il n’avait jamais vu des yeux cherchant ainsi au-delà d’eux-mêmes, au-delà de tout. Des yeux si vides et si pleins. Vides d’espoirs, pleins de désespoir. Des yeux incapables de mentir qui révélaient toute la précarité de l’existence humaine. Des yeux que tout le monde voudrait fuir. Qu’aurait-il pu faire ? Soulager cette âme pendant un quart d’heure ? Joubert était un ange déchu, banni et il était tombé sur terre. Il était dans le néant, entouré de fantômes, d’âmes en peine. Quelle main pouvait-il tendre ?
Joubert sentit ses jambes flageller comme lors d’un gros coup de fringale. Il dût s’asseoir à même le sol, dans l’herbe humide.
Il devait refuser de voir quelque signe dans cette rencontre. Nul appel, nul présage, nul message. Nulle occasion manquée. Il ne se laisserait pas pervertir par la bonté ou la miséricorde. C’était trop tard. Depuis trop longtemps, on l’avait détourné de ce chemin. Il serait un bourreau.
Aller jusqu’au bout de cette rue et faire ce qu’il avait à faire sans faillir.