L’horloge, c’est les chaînes de l’esclave moderne
Le journal L’Ardennais a publié au mois de juillet une série d’articles consacrés à l’histoire de l’usine Cellatex de Givet. Cette usine où j’avais travaillé pendant environ six mois en tant qu’intérimaire en 1988 fabriquait du fil de viscose depuis 1903. Il ne reste plus un seul bâtiment, pas même le plus petit vestige sur le site : « il ne reste, à l’heure actuelle, plus une trace de cette usine ».[1] Seule l’horloge du bâtiment principal a été sauvée. Mais qu’en faire ? Même le Maire de Givet, Robert Ittucci n’a pas la réponse : « Qu’on me donne une idée d’où la mettre et je le ferai. Et il faudrait mettre un panneau explicatif parce qu’en elle-même, elle n’est pas vraiment représentative. »[2] Ne croyez pas cela, monsieur le Maire, car à la fin que reste-t-il d’autre du travail des ouvriers que ce temps passé au chagrin, dans leur chair et leur âme ? L’horloge c’est bien plus qu’un symbole.
« Comment la modernité pouvait-elle se réaliser, autrement que par les dimensions atteintes ensemble par le temps et la technologie, conjugués en un accouplement aussi singulier qu’accompli ? Lilley a noté que « les machines les plus complexes produites par le Moyen Âge furent des horloges mécaniques », tout comme Mumford remarquait que « la machine clé de l’ère industrielle moderne, ce n’est pas la machine à vapeur, c’est l’horloge ». Marx lui aussi y a vu la base de départ de l’industrie mécanisée : « L’horloge a été la première machine automatique appliquée à des nécessités pratiques, et toute la théorie de la production du mouvement régulier s’est développée à partir d’elle ». Autre coïncidence éloquente : le fait qu’au milieu du XVe siècle le premier document connu pour avoir été imprimé sur la presse de Gutenberg fut un calendrier (et non une bible). Et il est remarquable que les dernières révoltes millénaristes, telles que celle des taborites de Bohême au XVe siècle ou des anabaptistes de Munster au début du XVIe coïncidèrent avec le perfectionnement et la diffusion de l’horloge mécanique. »[3]
L’horloge, c’est les chaînes de l’esclave moderne qu’on nomme salarié.
Mais le potentat des lieux, je veux parler du président de la communauté de communes et maire depuis 1995 (!) de Vireux-Wallerand, petite bourgade de moins de 2000 habitants, Bernard Dekens, c’est son nom, lui, « n’est pas vraiment un nostalgique. Laisser une trace de la fabrique n’est pas vraiment dans ses priorités. « On ne vit pas avec le passé, ça ne sert à rien de pleurer mais il faut essayer de s’en souvenir de façon différente. »,[4] dit-il. Dekens est un homme de son temps, un homme en marche bien que membre du parti Les Républicains, un homme de progrès, vendeur de drogues de son état, autrement dit pharmacien. Que peut-il en avoir à faire de ces ouvriers qui ont le mauvais goût de mourir trop jeune et de se méfier des médecins ainsi que des marchands de poudre de perlimpinpin ? Dekens est un homme du présent, il a bien huilé son tiroir-caisse qui a souffert depuis 2020 et attend sans impatience la prochaine plandémie. Il est installé à la tête de la Communauté de Communes depuis 2008 et y sera jusqu’en 2026, preuve s’il en fallait encore que le Covid n’a pas décimé les vieux et les malades (qui n’est pas malade dans ce monde ?), c’est-à-dire son électorat. Étant souffrant l’année dernière, j’ai découvert le besoin de me confier aux jolies pharmaciennes de Givet – je n’en aurais peut-être pas fait autant avec Dekens –, de parler de mes maux, de mon traitement, etc. Je disais si peu à vrai dire, mais pour moi qui ne suis pas du genre à m’épancher facilement auprès d’un inconnu (sauf après quelques verres), c’est déjà beaucoup. J’en suis revenu du mépris que m’inspiraient ces petites vieilles que j’entendais raconter dans le détail toute leur souffrance. Souvent, c’est de leur solitude qu’elles parlent en creux. Le médecin est toujours pressé aujourd’hui, il est payé à la pièce quand on ne lui interdit pas de soigner ; le facteur ne s’arrête plus pour boire un canon, il est soumis au rendement. Les familles sont morcelées, les jeunes quittent le navire dès qu’ils le peuvent. Il ne reste que le pharmacien, un commerçant, le seul commerçant florissant ici, coincé derrière son comptoir pour vous écouter ; il serait bien ingrat de s’esquiver vu la somme que vous lui permettez d’empocher. Le pharmacien est quelqu’un à qui vous pouvez parler. L’écoute est une denrée rare aujourd’hui.
Le pharmacien nous connaît, nous écoute, il se soucie de nous. Non ? N’est-il pas le plus à même de nous représenter ? Il ne peut pas tout faire, il est déjà très occupé avec ses malades-administrés alors ne lui demandez pas en plus de s’occuper d’une vieille horloge.
Ici on élit les pharmaciens, les médecins, les chefs d’agence bancaire. Ceux qui connaissent tous nos secrets même les plus inavouables. Ces sont les bourgeois du lieu, les seuls notables. Jadis, il est arrivé qu’un instituteur et un professeur d’histoire (communiste) deviennent maire. Mais c’était à une autre époque, quand l’instruction publique représentait encore cette espoir d’une vie meilleure pour les gosses. Dans les années 80 du siècle dernier, le curé ou l’instituteur avaient encore quelque autorité. C’est à eux qu’on se confiait. Aujourd’hui, les jeunes ont les réseaux sociaux, les vieux la pharmacienne et le banquier, un peu le médecin. Lui aussi, le banquier, sait tout de vous : il voit à quoi vous consacrez votre argent, il voit passer vos remboursements de sécurité sociale. Vous élisez des hommes publics qui connaissent tout ou presque de votre vie privée. Vous pensez qu’ils veulent votre bien. Vous aimez qu’on s’occupe de vous. Qui n’a pas besoin d’être consolé, d’être plaint parfois ? On vous a appris à être surveillé, à respecter, à aimer l’autorité. Dans la bienveillance, bien entendu. Il faut bien croire en quelque chose quand on ne croit plus ni en Dieu, ni en l’avenir.
Du passé, on fait table rase, on remise les vieilles horloges. Être nostalgique ? Mais pour cela encore faudrait-il avoir encore une once de souvenirs, un peu de mémoire ! Tiens ! Soudain, je comprends pourquoi j’avais commis ce vol il y a quelques années alors que j’étais de passage pour quelques jours à Givet : j’avais arraché le panneau « Entrée usine : ralentir » qui se trouvait sur la grille d’entrée de l’usine Cellatex. Je dérobais un vestige du passé en indécrottable nostalgique que je suis.
[1] Comment se souvenir de l’usine Cellatex à Givet ?, L’Ardennais, 14 juillet 2024
[2] Ibid.
[3] John Zerzan, Aux sources de l’aliénation, L’Insomniaque, 1999
[4] Article cité