J’ai toujours été impressionné par ces personnalités qui partout en société s’agitent comme des poissons dans l’eau. On croirait que le monde a été conçu pour eux. Ils trouvent un mot à dire à chacun, ils vous donnent l’impression de connaître tout le monde depuis des années alors que vous venez de les rencontrer. Ils semblent ne pas douter d’eux-mêmes et surtout des autres. Mais, c’est une tautologie puisque nous sommes faits des autres, et que la confiance en soi se gagne grâce à la confiance qu’on ressent dans les autres. Cette confiance en vous que votre éducation vous a permis ou non d’acquérir. Chez certains, vous découvrez que leur assurance n’est que de façade quand vous vous retrouvez en tête-à-tête avec eux. Leur faconde, souvent accompagnée d’humour, est un moyen de mettre de la distance entre le groupe et eux-mêmes, ils s’éparpillent parmi les autres pour empêcher que quiconque puisse avoir le code de leur coffre-fort intérieur. Parce qu’eux-mêmes ne veulent pas en connaître la combinaison. Car pour eux, l’enfer, ce n’est pas les autres mais eux-même (pour paraphraser Jean-Paul Sartre). Ce qui revient à dire que l’enfer c’est finalement les autres ! Mais quelle est cette façade que j’évoque ? Le monde ne vous demande pas de vous y avancer nu comme un vers. La Loi l’interdit. La confiance en soi repose sur sa capacité sociale à ne pas révéler ses doutes. Il suffit de paraître sûr de soi et de son fait pour qu’on vous accorde cette qualité. La confiance en soi, ce sont les autres qui vous l’attribuent, autant dire que la confiance en soi pure , sans médiation, n’existe pas. Ainsi, on peut affirmer que tout société n’est possible, vivable et durable que si que les rapports des individus qui la composent sont basés sur la confiance des uns envers les autres. Lorsque cette confiance s’effrite, la société commence à s’effondrer.
J’ai toujours vécu avec cette conscience de vivre dans un monde où les murs sont lézardés et avec l’envie d’aller gratter dans ces fissures, d’aller y chercher la vérité. Quand on naît fils d’ouvrier communiste au fin fond d’une province délabrée qui fut une des régions les plus avancées industriellement en France avant que le bulldozer néo-libérale ne saccage tout, – il faut vraiment imaginer le désastre que ce fut –, et que votre famille vous éduque de telle manière que vous intégrez l’idée que les standards du monde ne sont pas fait pour vous, que vous ne pourrez pas les adopter, et bien vous êtes déjà arrivé là avant même d’avoir fait vos valises. Parce que malgré tout, contre l’avis de votre famille, vous décidez d’aller voir ce monde qui n’est pas fait pour vous. La littérature vous a convaincu qu’il était possible de s’y confronter. Un récit contre un autre, et celui des livres est plus exaltant ! Très vite, vous déchantez parce qu’on vous a baigné dans la méfiance et que celle-ci, malgré vous, vous fait boire la tasse. On a vite fait de couler quand on vous a appris qu’il ne fallait pas apprendre à nager, parce qu’on ne nage pas longtemps au milieu des requins. Alors, vous sombrez et vous sombrerez plusieurs fois encore au cours de votre vie parce que vous savez qu’il est impossible de vivre dans la méfiance envers le monde. « Maudissez le monde, il vous le rend bien ». C’est la dernière phrase du roman Le Roi du bois de Pierre Michon.
Comment en suis-je tout de même arrivé là ? Car j’ai eu plusieurs fois l’occasion et même l’envie de tirer ma révérence. Grâce à la littérature qui ne voulait pas me lâcher et qui me répétait toujours que le monde n’est pas celui qui apparaît et aussi grâce à la politique (dans le sens de polis, de vie dans la cité) qui me faisait espérer que le monde serait un jour autre chose que ce qu’il était. Je ne vais pas rentrer dans le détail ici, je ne vais pas m’étendre sur quelques œuvres significatives, les décortiquer, malgré mon envie. Ce serait bien trop long. Cependant, il est amusant que ce soit la citation d’un livre qui évoque les bois qui me soit venue à l’esprit. Finalement, qu’ai-je fait d’autres toute ma vie que sortir du bois pour tenter de me fondre dans la société alors qu’il fallait que j’y retourne dans ce bois pour rencontrer enfin ce groupe où je suis comme un poisson dans l’eau, où j’ai enfin confiance, avec et sans naïveté. J’ai vécu comme ce jeune paysan, le héros du livre de Pierre Michon qui « un jour voit un carrosse s’arrêter dans le chemin. Une fille très parée en descend et trousse haut ses jupes sous les yeux stupéfaits de l’enfant caché dans les fougères. Cette apparition éblouissante, la chair blanche et les dentelles, le pouvoir qu’ont les puissants de jouir avec arrogance du luxe et de la beauté, il va désirer les faire siens. » Oui, j’avais vu dans la littérature cette « chair blanche et ses dentelles ». Comme ce jeune paysan, je me suis arraché à ma condition pendant plus de vingt ans pour finalement « finir au cœur des bois » (dixit la 4e couverture). Mais, la comparaison s’arrête là avec lui qui à la fin « se taille son royaume, un royaume sans illusions, simple et noir, fait de jouissances immédiates et d’un dépit triomphant qui fait résonner dans l’ultime phrase du livre ses accents diaboliques. » Dans les bois, je ne me crois pas roi. Les illusions y sont grandes qui ne sont pas illusions mais joie immédiate, celle de se dire qu’on a raison de ne pas céder. Le jour où je suis allé à cette première manifestation en juillet, j’ai vécu concrètement, j’ai ressenti physiquement que j’avais enfin trouvé ce qui me faisait défaut : cette confiance qui est la mère de tout. Et ni le diable, ni le dépit ne viendront jouer les trouble-fête. Enfin, j’étais arrivé là.
Thomas Müntzer