Il se sauve le plus vite qu’il peut…
Je sors pour faire des courses. J’y vais une fois par semaine. Au supermarché règne une ambiance de funérarium. Aucun bruit. Moi qui avant râlais à cause de la « musique » que dégueulaient les haut-parleurs, voilà que je me mets à la regretter. Peu de monde dans le supermarché. Les gens qui portent des masques sont plus nombreux que lors de ma dernière sortie. Quand vous croisez un regard, celui-ci fuit aussi vite que son propriétaire quand il vous voit. Des regards effrayés, morts qui vous fixent le temps de jauger la menace que vous représentez. La peur a augmenté en intensité, elle est palpable. Vous n’êtes plus un être humain dans les yeux des autres, seulement une entité biologique potentiellement dangereuse. C’est à pleurer, et si je me laissais aller… Je suis d’une tristesse infinie. J’ai hâte que cette épreuve se termine. Les seuls auprès de qui, en gardant mes distances, je sens quelque humanité, et sa chaleur, sont les hommes et les femmes qui remplissent les rayons.
Enfin, je me dirige à la caisse. Un seule personne devant moi. Un homme d’une trentaine d’années, du genre métrosexuel, jeune citadin typique de notre « modernité ». Il regarde autour de lui comme terrorisé. Il dépose ses courses au début du tapis comme pour prévenir toute intrusion, pour m’empêcher de m’approcher, et il n’avance pas d’un pas alors qu’il pourrait le faire n’ayant personne devant lui. Je suis arrêté à plus de deux bons mètres de lui. Enfin, il bouge. Ses marchandises commencent à être bipées par le caissier, et je pense qu’il va avancer pour se mettre au bout du tapis roulant. Je fais donc un pas, et je suis alors encore à plus d’un bon mètre de lui. Il me regarde avec hostilité et me fait un signe de tête en levant les yeux sans émettre un seul son pour m’indiquer de reculer. « Ça va ! », lui lancé-je, éberlué que je suis par son attitude de bête. Il refuse de dire un mot et ne salue même pas le caissier, un jeune homme que j’ai l’habitude de voir et qui garde l’allure bonhomme que je lui connais. On se dit bonjour et je sens comme un appel dans son regard, un appel qui répond au mien. Combien de personnes doit-il voir passer qui se comportent comme cet hurluberlu ? Le mépris, il le connaît déjà, c’est son lot quotidien, surtout de la part de cette jeunesse dorée, née le cul dans le beurre. L’hurluberlu devait être du genre à passer aux caisses automatiques mais dorénavant le risque y est plus grand, pense-t-il certainement. Enfin, il a fini de ranger ses courses et se sauve le plus vite qu’il peut avec toujours ses yeux exorbités. Je pense pendant trois secondes qu’il va me dénoncer.
Je range, je paie et sors du magasin. Et, là, alors que je viens de faire deux pas dans la rue, un individu d’une soixantaine d’années qui marche rapidement la tête baissée, freine soudainement des deux fers à trois mètres devant moi en me voyant dans la trajectoire de ses pas, il se cabre comme un cheval effrayé parce qu’il a vu une vipère, manquant même de tomber en avant.
Je reste sans voix, je secoue la tête et rentre chez moi le plus rapidement possible.
Rendus à leur fragilité
Je me dis que c’est la rançon à payer du fait de vivre dans une ville de très riches. Des gens protégés de tout et de tous qui se pensent invulnérables et que le plus petit accroc dans leur quotidien rend furieux, hystérique, dépressif. Les voilà rendus à leur fragilité. Voilà que le quant-à-soi dans lequel ils vivaient – ce confinement qui était le leur, confinement qui est l’apanage de privilégiés et dans lequel ils croyaient pouvoir vivre toute leur vie durant -, le confinement par décret annule ironiquement leur quant-à-soi. L’Autre qu’ils pouvaient éviter ou côtoyer sans le voir est soudainement vivant. Leurs diplômes, leur sentiment de supériorité fond comme cire au soleil. Tout à coup, ils font l’expérience de la précarité de la vie, l’expérience de la vraie vie. Mais, ils ne veulent surtout pas prendre langue avec vous, avec ceux qu’ils ne voyaient pas, ceux qui ne sont rien, dépités qu’ils sont de se rendre enfin compte qu’ils ne sont pas plus qu’eux, et même bien moins qu’eux. Ils vivent l’épidémie comme un affront, ils ne vont pas se remettre en cause. Ce sont les mêmes qui demanderont à l’infirmière de quitter l’immeuble où ils vivent, qui dénonceront à la police le voisin qui est dans la rue, etc. Il y avait un monde, une distance de sécurité infranchissable entre eux et ceux qui ne sont rien, alors comment voulez-vous qu’ils se contentent des gestes barrières ou de deux ou trois mètres de distance aujourd’hui ? Le pauvre, le caissier est devenu trop proche, l’infirmière trop envahissante.
Je suis certain que cette classe moyenne se vautrera dans les bras du premier qui voudra bien rétablir le cordon de sécurité. Mais, suis-je bête !, elle l’a déjà cet énergumène en la personne de Macron. Elle ne le lâchera pas.
J’appréhende ma prochaine sortie.